L’Innovation Terre à Terre
6 février 2023
C F
« Innover est un processus vital d’adaptation aux changements. »
André-Yves PORTNOFF, conférencier passionnant et passionné par l’innovation et la nécessité du changement, avait écrit ce texte pour la Fondation Pierre SARAZIN. Il savait nous rendre accessible et compréhensible les nécessités et les impératifs du monde si exigeant d’aujourd’hui.
Beaucoup croient l’innovation réservée à de grands groupes ou aux sociétés dites de haute technologie. C’est sans doute ce que se sont dit les mammouths, à la différence de leurs cousins qui se sont transformés en éléphants. Durant des millions d’années, les faits semblaient donner raison aux mammouths. Puis leurs troupeaux ont commencé à disparaître et depuis 4000 ans les rétifs au changement ne subsistent qu’à l’état de cadavres congelés. Leurs cousins innovants, les éléphants, sont toujours là, bien vivants, malgré les braconniers.
Innover, ce n’est pas nécessairement consommer de la haute technologie, c’est, dans un contexte qui change, réussir à évoluer pour rester viables, donc vivants. Aujourd’hui, il est plus vital que jamais d’innover, car nous vivons dans un monde mouvant, où non seulement des progrès techniques constants bouleversent les métiers et les conditions de la concurrence, mais où plein d’imprévus surviennent, comme le démontre tristement la crise mondiale et globale provoquée par la Covid.
« Le changement, c’est pour les autres! »
Hier, l’on mesurait volontiers sa force, sa résilience, à sa capacité de ne rien changer de ses pratiques. A présent, une telle attitude est simplement irresponsable car suicidaire. Résilience et agilité, capacité à évoluer rapidement, vont désormais de pair. Quel que soit notre métier, nous sommes obligés de rester en éveil, à l’écoute pour détecter à temps des changements générateurs de dangers ou d’opportunités et passer aux actes au bon moment.
Cela n’est pas, au premier chef, une question de compétences techniques mais d’organisation de nos pratiques et de notre façon de penser, de regarder autour de nous. Avons-nous des œillères? Question choquante, à laquelle chacun répond négativement. Mais ne sommes-nous pas trop imprégnés de la pensée cartésienne que l’école nous a inculquée; selon cette façon de penser, nous pouvons découper les grands problèmes et résoudre séparément chaque bout de problème. Donc si mon métier est d’élever en France des bovins ou d’y cultiver du blé, les progrès de l’intelligence artificielle ne me concernent pas, pas plus que les initiatives de confrères à l’autre bout du monde. Et surtout, je suis assez grand pour me débrouiller seul. On ne va pas m’apprendre mon métier!
Le tout n’est pas la sommes des parties
Attitudes dangereuses qui rendent aveugles dans un contexte complexe. Complexité, encore un gros mot après innovation? Non, nous n’avons pas le choix, nous vivons dans un monde complexe, c’est-à-dire qu’un grand nombre de facteurs et d’acteurs très différents interagissent et ces interactions continues déterminent les évolutions du monde. Pour comprendre notre situation, nous ne devons plus découper en tranches ce que nous voyons mais chercher à percevoir qui interagit avec qui, quels principaux facteurs combinent leurs influences pour que ma récolte soit bonne ou médiocre, pour que tel client soit satisfait ou pas.
Le Petite cause, grands effets
Un monde complexe possède notamment deux propriétés essentielles. Premièrement, des événements imprévus surviennent, déclenchent des réactions en chaîne qui peuvent bouleverser notre situation. Les meuniers savaient bien qu’une étincelle pouvait provoquer une explosion quand l’air du moulin était chargé de très fine poussière de blé. En s’immolant par le feu fin 2010, un jeune marchand de fruits tunisien déclenche le Printemps arabe. Un drame individuel local qui continue à avoir des conséquences internationales durables. Qu’un coronavirus contamine quelques personnes à Wuhan dans un régime qui tente de masquer l’événement suffit à provoquer une pandémie, puis une crise sanitaire, économique, politique, humaine mondiale. Les conséquences n’auraient pas été aussi dramatiques si l’on avait investi pour le cas où un événement imprévu arriverait. La complexité impose d’anticiper pour être capable d’identifier et de gérer l’imprévu.
Valeur et relations humaines
Deuxièmement, dans un contexte complexe, les acteurs produisent d’autant plus de valeur, donc réussissent d’autant mieux dans leurs actions, qu’ils construisent des relations positives et pertinentes entre eux. Les alliances bien menées rendent les « petits », personnes, entreprises, territoires, villes, bien plus forts ensemble que les colosses, surtout si ceux-ci jouent en solo. Pour la même raison, l’intelligence collective d’un groupe peut être très supérieure ou très inférieure à la somme des talents ; elle dépend de la qualité, élevée ou médiocre, des relations humaines. D’autant que les problèmes complexes exigent de réunir des compétences complémentaires donc différentes. Les réponses à la pandémie ont été et demeurent fortement affaiblies par un déficit de collaboration entre spécialistes, entre administrations, entre entreprises et pays.
A coups de morts, la pandémie a ainsi illustré un problème à l’origine de nombreux échecs d’entreprises. Bien des sociétés de toutes tailles, grands groupes ou PME, ont raté l’exploitation des progrès du numérique ou de l’intelligence artificielle parce que des dirigeants ont voulu travailler seuls, sans s’appuyer sur des compétences externes, sans impliquer les acteurs de terrain concernés. Alors interrogeons-nous! Entretenons-nous avec nos fournisseurs, nos clients, des relations uniquement marchandes ou mettons-nous en commun de l’expérience, des idées? Partageons-nous nos problèmes avec des confrères de confiance pour élargir le champ de notre expérience? Allons-nous chercher les compétences qui nous font défaut auprès de ceux qui les maitrisent? On n’innove (presque) jamais seul!
Que nous achète-t-on ?
Une autre question essentielle est de bien comprendre ce qu’attendent nos clients actuels et futurs. En 2012, Kodak a déposé son bilan parce que sa culture et plus d’un siècle de réussites l’ont convaincu qu’on lui achetait de la pellicule et du papier photographique. En fait, les amateurs de photo désiraient des images, souvenirs d’un instant vécu, et non telle ou telle solution technique. Le numérique a apporté la possibilité de fixer ces souvenirs avec en plus l’instantanéité et la possibilité d’un partage immédiat. Le marché de la photo argentique s’est effondré.
Qu’attendent les clients du monde agricole? Des produits de qualité, certes, à des prix raisonnables, du plaisir gustatif et esthétique mais aussi, de plus en plus, la garantie d’effets positifs pour leur santé et le respect de leurs valeurs, de leurs convictions. La production et la distribution de ce qui leur est proposé respectent-elles la dignité et les intérêts légitimes des travailleurs impliqués, la préservation de l’environnement? Le monde de l’agriculture doit méditer sur ces réalités dans le contexte de la diffusion du numérique et du tout et tous connectés pour ne pas se trouver désintermédié par de nouveaux venus, notamment les grandes plates-formes telle Amazon.
De la vente occasionnelle à la relation durable
General Electric, depuis dix ans déjà, place dans les réacteurs qu’il produit des capteurs connectés; ceux-ci lui transmettent des renseignements durant le fonctionnement des moteurs. Ainsi l’industriel vend-il à ses clients un service, l’optimisation de leur fonctionnement et de leur maintenance. S’il ne l’avait pas fait, d’autres acteurs auraient assuré à leur profit la maintenance des réacteurs fabriqués par General Electric en les équipant de capteurs. Les agriculteurs vendront d’autant mieux les fruits de la terre qu’ils construiront une relation durable avec les clients finaux des filières. Un grand maroquinier montre à ses clients comment des artisans ont fait naître telle ou telle malle de luxe, pour la différentier par son histoire des nombreuses imitations. Les consommateurs goûteront d’autant mieux fruits ou légumes qu’ils pourront suivre en temps réel sur leurs écrans leur cycle de vie, apprécier le travail et les précautions diététiques, écologiques prises
L’innovation par l’écoute
La construction de relations directes, personnalisées, entre producteurs et consommateurs finaux permettra de fidéliser ces derniers mais aussi de suivre l’évolution de leurs attentes, recueillir leurs réactions, y compris négatives, leurs suggestions. Passons des filières verticales qui définissaient la majorité des métiers à des organisations en boucle. Hier, on concevait, produisait, distribuait, s’efforçait de vendre ; on ignorait souvent les réactions du consommateur final. Aujourd’hui, il convient de recueillir ces réactions pour perfectionner son offre, voir la réinventer. Cette écoute nourrit la veille et la créativité. Nombre d’innovations sont nées non d’un échange entre hyper-spécialistes très compétents mais de la prise en compte de remarques de profanes. L’un des exemples les plus fameux est la genèse de la photo instantanée avec le Polaroïd. Son créateur, Edwin Land, expliquait qu’en 1944, au cours d’une promenade, Jennifer, sa fille de trois ans, s’étonnait de ne pas pouvoir voir tout de suite les photos qu’il prenait avec elle. “En rentrant de promenade, j’avais résolu ce désir.” Quatre ans plus tard, le Polaroïd était commercialisé. Si le père avait répondu à sa fille qu’elle était trop petite pour comprendre, il n’aurait pas détecté un marché potentiel et cherché les moyens techniques pour le satisfaire. Beaucoup d’innovations naîtront demain dans tous les secteurs de la conjugaison de compétences personnelles avec une capacité d’écoute respectueuse. Il suffira ensuite de rassembler les compétences complémentaires de la sienne, au lieu de s’enfermer dans une superbe stérile. Et à construire avec les porteurs de ces compétences de bonnes raisons d’avoir envie de travailler avec nous dans l’intérêt de l’objectif commun.
André-Yves Portnoff
1er novembre 2021.